On aurait dit des flammes. Dans les arbres. Pendant une heure, j’ai laissé mes yeux voir. Mes chansons continuaient leur danse triste dans ma poitrine, et celles de Ben Howard ralentissaient mes pas.
Après 48 heures d’une grisaille absolue, la grande toile monochrome du bassin lémanique était déchirée par une première zébrure bleue. Je découvrais mon besoin de couleurs. C’était comme un appel. J’ai enfilé des habits chauds et souples, un pyjama de sortie, des écouteurs, un appareil en bandoulière, et j’ai cédé à l’invitation. Je voyais d’avance le tour que j’allais faire – c’est ce que je croyais du moins.
Trois chansons. Après des semaines sans musique, je me retrouvais avec la guitare sur le ventre et « Much more than that » de Sharon Van Etten dans la bouche. C’était si bon. Et compliqué. Devant moi, des rangées de livres, et tandis que je chante, je pense au temps qu’il me faudra pour lire tous ces merveilleux romans, à celui que j’aimerais prendre pour retrouver le plaisir de chanter tous les jours, à tous ces enregistrements qui attendent que je m’y mette, et ces quinze minutes que je prends là, pour chanter trois chansons, ce sont les quinze minutes que je prends d’habitude pour faire mes étirements. Comment faire ? Et c’est en quelques secondes un mille-feuilles monumental qui se construit en moi. Les photographies, les films, les recueils, les rencontres, la famille, les voyages, le travail… Maintenant je chante « Secret Heart » de Ron Sexsmith, et mon cœur se fend un peu plus à chaque phrase : je n’y arriverai jamais.
À un moment donné, j’ai arrêté de regarder les arbres comme des arbres. J’étais habité par les toiles de Joan Mitchell et c’était flagrant : l’artiste précède et le souci l’aveugle. Des aplats de couleurs se dressaient devant moi, du vert au rouge, orange, grenat, jaune moutarde, brun pastel, foncé, vibrant. Dans certains jaillissements, on aurait dit des flammes. C’était ça, le premier impact, et si j’avais eu moins de calculs en tête, je l’aurais perçu d’emblée. Et ma tête est remplie de combinaisons et d’arrangements depuis si longtemps.
Mes cils humides, mon pas, mon souffle, l’automne. Détourné de mes prévisions, j’ai longé l’Arve, suis monté dans les bois des Pinchat, regrettant la demi-heure de retard qui me privait des rayons du soleil, ravi de m’offrir cette longue rêverie, regardant d’un œil pensif le corps inquiet de mes aspirations. Je mourrais sans avoir pu tout faire, c’était une évidence, pourtant j’enrageais contre elle, inutilement, incontrôlablement.
(Tiré de mon journal intime – Boris Dunand, auteur suisse)