Un mensonge qui fait du bien / 008
Certains, pour des causes encore méconnues, mais sans doute liées à un arrêt précoce du développement préfrontal, avaient une réelle difficulté à faire exister les autres dans leur champ mental. C’était un handicap dont ils ne souffraient pas et qui, même, leur permettait souvent de moins souffrir que les autres. Par contre les souffrances qu’ils occasionnaient autour d’eux, on s’en doute, dépassaient tous les seuils de tolérance normalement admis. Mais au vu de leur imbécilité congénitale, ils passaient en-dessous des radars. Ces individus, qu’on retrouvait dans chaque famille et sous-famille d’êtres, étaient complètement épargnés des chocs électriques que toutes les autres catégories humaines recevaient en permanence. Ainsi, ils circulaient dans leurs vies en ne répondant qu’au principe limbique. Des puces de désir sautant dans tous les coins, organismes parfaitement spontanés, agis en direct par les influx nerveux leur parcourant le cerveau.
Les autres connaissaient le goût de cette expérience : il leur arrivait de façon transitoire et accidentelle d’être embarqués par une force intérieure aussi jouissive qu’inquiétante. Ils en redemandaient : c’était l’insouciance à l’état pur. Mais ils en craignaient aussi l’installation définitive, car ils percevaient distinctement combien cette disposition pouvait faire disparaître de leur sensibilité toute considération pour autrui. En réalité, c’était plus fin, plus délicat que cela. Car leur insouciance n’avait pas du tout ni la même épaisseur existentielle ni les mêmes répercussions sur leur entourage. Mais ils comprenaient qu’il y avait là un croisement, une connivence avec ce qui animait en permanence « les tranquilles » comme on les appelait alors.
J’ai longtemps habité au-dessus d’un tranquille hors norme, un cas d’école. L’hypothèse la plus répandue pour expliquer ces phénomènes d’exception formulait ce postulat : si un individu était porteur de cette immaturité neurale, mais qu’une toute petite partie de sa préconscience s’en rendait compte, les effets étaient paradoxalement décuplés. C’était « les tranquilles atypiques ». Afin de voiler la petite lucarne de conscience sur leur déficience empathique, des forces à la fois salutaires pour leur santé mentale et extrêmement néfastes décuplaient d’efforts pour ne rien voir. Sinon c’était l’effondrement psychique. Pour le coup, aucun outil à disposition de l’arsenal cognitif ne leur manquait : manipulation, mensonge, intensification des biais, déformation, idéalisation, etc. Rien ne leur faisait peur, rien ne les déstabilisait. Ils semblaient parfaitement installés dans une lecture fabulée de leurs perceptions, sans la moindre faille. Le monde aurait pu se disloquer sous leurs yeux à cause d’un mécanisme qu’ils auraient intentionnellement activé, qu’ils auraient pourtant été capables d’attribuer la cause de l’événement à d’autres sources. Il était extrêmement difficile d’élaborer une représentation mentale de ce genre de fonctionnement : on les déduisait de l’observation, et ces explications étaient ce qui permettait de s’approcher intellectuellement le moins approximativement du phénomène.