Histoire de mon pigeonnier – Isaac Babel
« Le miracle Babel est sensible dans la moindre de ses phrases: c’est une fraîcheur farouche et pourtant tout en nuances. » – Claude Mouchard / Editions Le Bruit du Temps.
Une introduction de confiance
La littérature est faite de recoins, de greniers bouillonnants. C’est James Salter qui, de sa lampe d’aviateur, m’a montré l’endroit où se cachait le verbe fou d’Isaac Babel. Je venais de tomber amoureux du lyrisme du premier, il aurait donc pu évoquer n’importe quel autre écrivain que j’aurais pareillement tendu ma main dans les mailles sombres et humides de la pièce, à travers toiles d’araignées, fourrures suspectes et morceaux de miroirs saillants. Je n’avais jamais entendu parler d’Isaac Babel, « sans doute le plus grand prosateur de la littérature russe de la première moitié du XXe siècle », mort fusillé. Mais mes sentiments pour la plume Salterienne et l’emphase avec laquelle celle-ci décrivait le génie du monsieur m’ont convaincu qu’il fallait connaître cette œuvre: Histoire de mon pigeonnier.
La lecture facile
Il y a des livres qui se lisent les doigts dans le nez, si je puis dire. La ligne est facile, l’intrigue au cœur plantée dans un hameçon qu’on a tôt fait d’avaler, l’écriture belle, l’intelligence limpide. On y avance avec goût et plaisir, sans heurts, sans effort. C’est l’expérience que j’ai faite à travers la lecture qui a suivi celle d’Isaac Babel: « Les chaussures italiennes » de Henning Mankell, l’auteur suédois. Je l’évoque pour bien décrire le contraste: avec cette Histoire de mon pigeonnier, le rapport fut infiniment plus compliqué.
Je l’ai abandonné une première fois, malgré et à cause d’un vertige. Quelques mois ont passé. Je l’ai enfin lu, à petites lampées, comme un alcool fort dont on ne peut guère abuser. Fasciné, ébaubi, touché, traité par ce livre comme par le tambour d’une machine à laver. J’en suis sorti en ne sachant que trois choses: l’écriture était une splendeur d’inventivité et de lyrisme, l’histoire fragmentée me laissait une impression rocambolesque et terrifiante d’humanité, et mon souvenir du récit était confus, quasi transparent. Je l’ai relu une deuxième fois, et c’est seulement deux mois plus tard que j’arrive à en déposer ici quelque chose, réminiscences en forme d’aurores boréales.
Une extraordinaire singularité
Pièce rare dans mes expériences de lecteur, d’accès difficile, qui m’a demandé, repoussé, fatigué. Rare et exceptionnelle. Un effort m’était nécessaire, mais la récompense ressemblait à ces pics que l’on gravit en crachant ses poumons, à ces caves souterraines resplendissantes où l’on n’accède pas sans surmonter les angoisses d’épouvantables tunnels. La beauté de l’écriture est faite d’une absolue singularité, les images aussi juste qu’improbables, inimaginables et pourtant si pleines de sens, puissantes de la surprise qu’elles provoquent immanquablement. L’humour est violent, grotesque, désarmant, la rage innocente, le sexe une chanson naïve chantée en cachette, d’une voix fluette mais si goulue d’appétit, la vie une cordelette marron usée et chérie comme un agneau perdu dans les yeux d’un enfant. La peau du livre est ridée de siècles d’injustices, de guerres immondes, de morts absurdes et sèches. Je me suis trouvé les bras pendus devant ce spectacle, cette fresque invraisemblable.
J’ai eu ce matin la présence, complice peut-être, de notre cher Charles-Albert Cingria, poète cycliste né à Genève, aux lignes aussi tortueuses et vertigineuses que les chemins empruntés par son vélo. Mais je n’aime pas les comparaisons, ce n’en est pas une, juste un reflet, un écho spontanément apparu dans mon imagination matinale.
À l’envers
Je ne dirais pas qu’on se régale en lisant l’ « Histoire de mon pigeonnier » de Isaac Babel, je dirais que lui se régale de nous voir les yeux exorbités, le rire toutes dents dehors, la larme en colère et la gueule de travers, tordue par un trop plein de vie.
Histoire de mon pigeonnier – Isaac Babel, Editions Le bruit du Temps: lebruitdutemps.fr
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