Dans ce texte, j’utilise mon expérience de l’écriture d’une chanson pour parler d’autre chose: de mon rapport à la poésie, à l’écriture poétique (sa lecture aussi d’ailleurs). Plus précisément, de deux poésies différentes. Ça fait plusieurs mois que j’ai identifié cette distinction, ma perception s’affine et je vois de plus en plus clair en quoi elles sont distinctes. L’une me livre, l’autre me protège. L’une se dégage du réel, l’autre l’enveloppe. L’une me prend, l’autre me séduit. Voici la brève histoire d’une situation où je me défais de l’une pour découvrir par surprise la présence de l’autre.
Difficulté d’écriture poétique
Depuis que j’ai réaménagé un coin musique chez moi, j’ai une nouvelle chanson en chantier. Comme je galère ! Les paroles surtout: c’était si simple il y a longtemps, c’est devenu si compliqué. Mais je peux déjà noter deux repères, deux choses senties qui m’ont aidées à surmonter cette difficulté.
La langue dans le corps
J’ai commencé à la chanter en anglais, et je n’étais – sans le savoir – pas physiquement concerné. J’ai tout d’un coup essayé d’exprimer la même chose en français et ça a immédiatement fait une différence. Ces mots avaient non seulement du sens mais aussi une résonance, une profondeur. Quelque chose d’autre se passait dans mon corps. Je dirais que les mots avaient une réverbération naturelle, instinctive, dans mon être, corps-esprit confondu : ma langue maternelle. (Je résiste encore et toujours à écrire mes chansons en français pour deux raisons : ce n’est pas la musique que j’ai spontanément envie de produire, et ça n’évoque pas du tout (ou très difficilement) le même monde émotionnel, représentatif, culturel qu’une chanson en anglais.)
Une poésie protectrice
Ensuite, les phrases que j’avais, malgré tous mes efforts pour les accepter, pour ne pas écouter le juge dur qui me faisait sentir ridicule de chanter ça, je n’arrivais pas à me défaire d’une insatisfaction manifeste.
Je ne veux plus perdre le chemin qui mène chez moi
Lointain souvenir disparu de dessous mes pas
Longtemps l’horizon n’était plus là
Aveugle en mes pas, sans traces le sable derrière moi
J’avançais tel un songe de l’au-delà
Au bout d’un moment, après deux jours de tentatives, le sang m’est monté d’un seul coup, je me suis énervé, à haute voix. Ces longues phrases, cette mélodie trop étendue, ces images vaporeuses, ce style ampoulé, cette collection de métaphores : « Ah ! Fous-moi ça loin ! C’est pas ça ! C’est pas moi ! Impossible de me reconnaître dans cette parole, non je refuse, merde. » Je me sentais piégé : l’anglais je n’y arrive plus, le français je n’aime pas. En même temps je pensais à mes quelques autres chansons en français que j’aime beaucoup, donc je savais que ce n’était pas tout à fait vrai.
Une poésie brute
Soudainement, rejouant le morceau en improvisant d’autres mots, plus directs, plus simples, phrases courtes, mélodie basique, c’est dans un vécu tout récent que c’est allé puiser : en rentrant du travail juste avant, j’avais une envie très nette et très simple de pouvoir serrer Claire dans mes bras. Ce genre de signature affective dans le corps, ça a toujours été le terrain de mon inspiration, la graine depuis laquelle la plupart de mes plantes sont nées. C’était juste, c’était simple, net, précis, vrai, sensible, incarné, sans psychologie, sans compréhension, sans analyse : un éprouvé comme il est. Quatre phrases sont venues spontanément, l’une après l’autre sur les accords, en rime. Et à ma surprise : de ces phrases décrivant concrètement des ressentis, des actions et des lieux, une poésie se dégageait.
Je voulais seulement / te prendre dans mes bras
Un petit moment / en bas de chez toi
La poésie dont je ne veux plus
Une poésie très différente de celle de mes autres phrases – pleines de style, de manière, d’affectation. Tandis que je pense à cette poésie, c’est comme si j’avais des lianes gluantes collées au corps et que j’avais besoin de m’ébrouer, de m’en défaire pour de bon, avec une certaine rage d’ailleurs : je ne supporte plus cette poésie-là. Elle m’a servi immensément, mais surtout à me cacher, à me rehausser, à me valider. C’est une poésie de facade, de blessure cachée ou non reconnue (d’ego autrement dit). Ce n’est pas une prise de risque, c’est une protection. Je n’en veux plus.