Dalva – Jim Harrison
L’amour emporté dès son éveil, la littérature au péril de l’expérience, une famille d’os et de ruisseaux.
Un livre hanté
Dalva est un livre hanté. La terre du Nebraska crisse entre les pages, comme le sable d’un livre lu sur la plage. Des voix lointaines, hululement d’un peuple anéanti, résonnent entre le labyrinthe des signes dactylographiés. Le sang gorge certaines pages d’une vague humidité, sourdant le malaise d’une maligne complicité. Les animaux et la nature parlent comme les Hommes, s’infiltrent dans la trame de l’histoire, plongent leurs racines, leurs griffes, leurs sèves sous la peau du lecteur envoûté.
Le récit, longue boucle d’une quête menée comme une fuite, semble avant tout servir de prétexte à raconter un pays, une région, l’histoire de trois générations intimement reliées, et cette atrocité d’un peuple sacrifié sur l’autel de la cruauté et de la violence. J’ai le souvenir d’avoir perçu le remugle de cette tragédie dans chacun des livres de Jim Harrison: une trame de fond comme un grand voile rouge, animé d’ombres et de cris, de dignité et de tristesse. La culpabilité et l’innocence, le passé et le présent, la révolte et les pleurs, la sagesse et la démence, le deuil impossible et la rémission: ces pôles s’entremêlent dans la complexité vivante des émois véhiculés par l’auteur, comme ils le font dans l’irrationalité bien réelle de nos vécus.
La puissance des personnages
Au premier livre lu de Jim Harrison, « un bon jour pour mourir », il y a 20 ans, j’avais déjà répondu avec ces mêmes impressions d’un chant sacré, venu des profondeurs d’une poitrine tuméfiée. Une ode puissante de choses à peine dites que l’on reçoit comme des gifles. Les personnages frisent tous avec ces folies que nos visages de circonstance masquent. Drôles, attachants, grotesques, insupportables, tendres, leurs caractères touffus d’extravagances s’infiltrent chez le spectateur comme une joyeuse et inquiétante maladie, une pénible tentation.
Il y a quelque chose de troublant dans le fait que le personnage de Dalva, femme férocement libre, intense, sexuelle, ait été écrit par ce grand monsieur dans la force de l’âge – il dit d’ailleurs être sorti épuisé des mois d’immersion à vivre cette altérité. J’imagine un Jim Harrison, grand-père, aimant de toutes ses fibres l’une de ses petites filles et capables de la faire exister de l’intérieur. J’invente, mais c’est le rapport que cette écriture m’a fait imaginer, tant il touche et sonne juste, vrai.
Aux améridiens, aux femmes, aux minorités
Jim Harrison, auteur américain majeur, est mort il y a tout juste un an, le 26 mars 2016. L’imposante présence, la stature titanesque, l’œil qui part, la distance, la gravité – ses livres en sont comme des échos. Sa sensibilité aux causes des opprimés et des sans-voix vient encore une fois nous susurrer aux portes de l’âme le rappel des choses essentielles. Je laisse à votre désir la possibilité de rencontrer les détails concrets de ce roman dont les feuilles vibrent encore dans le vent des grandes plaines.
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