Apprendre ce qui attend ma liberté

apprendre des choses interdites

Un mensonge qui fait du bien / 005

Ça me semble si simple pourtant. Si simple. De raconter ce que j’ai vu, ce que j’ai senti, ce que j’ai aimé. Rien de plus simple. Et puis non, au moment de commencer, une fraction de seconde, rideau noir, scalpel, guillotine. Quelque chose tombe dans le panier. Ma parole. Ma langue, tranchée. Le plus dur, c’est ça, c’est de filer en douce. À chaque mot, je manque de me faire couper la chique, c’est très net, il faut presque que j’écrive le plus vite possible, pour que ma parole survive. Elle passe dans les entrelacs d’une machine dont chaque bras serait un couteau, une scie, une hache. Ça coupe à tout va. Et moi je cours là au milieu, saute, esquive, lance un pas de côté, me laisse tomber juste au bon moment, glisse par dessous. Et je me retrouve à raconter autre chose que ce que j’avais imaginé, je raconte comment je fais pour tenter de raconter, c’est tout ce que je peux faire, ça me prend toute mon énergie, toute mon attention. C’est la seule façon d’écrire maintenant. Je n’ai pas d’autre outil : une parole qui tranche, fonce, démonte tout sur son passage, en disant qu’elle tranche, fonce, démonte tout sur son passage. Il n’y a de place pour presque rien d’autre. Le goût du café peut-être, le goût de cinq heures du matin, le souvenir du croissant de lune surmonté d’un point planétaire, les jambes repliées pour avoir chaud, toutes les inquiétudes qui font que je ne dors pas.

Ce n’est rien qu’un mensonge qui fait du bien. Une porte de sortie, une vaste chambre, non plus grand, bien plus grand, un vaste espace, une plaine immense. Je découvrirais là, à 50 ans, que tout est possible, permis, autorisé. Et justement pas. Mais oui aussi. Ça tient de l’infini, avec des contours pour dessiner. Peindre, peindre, j’aurais aimé peindre, mais ça prend trop de temps. Le résultat est trop loin, je suis trop impatient. Quand j’écris une phrase, au point j’ai déjà la satisfaction. Peut-être est-ce possible avec un trait, un coup de pinceau, peut-être. J’ai tant d’histoires à raconter, à 50 ans, et je n’ai pas encore commencé, et je n’ai pas fini celles en cours. Comment je vais m’en sortir ? A moins que ce soit l’inverse : comment je peux y entrer ? Entre l’évidente simplicité que j’éprouve à imaginer prendre le pinceau, tremper dans l’huile et tirer le trait, et ce corps en arrêt qui ne pense plus, il y a toujours la même chose il me semble : une machine titanesque, pieuvre aux mille bras articulés, aiguisés et vifs, dont chacun s’amuse à m’empêcher d’avancer, m’empêcher de dire, m’empêcher d’essayer. Et tant pis, je leur tire le portrait de l’intérieur, ça ils ne peuvent pas me l’interdire. Mais je cherche encore à décrire, ou plutôt à toucher ce que j’entrevois au-delà, à faire l’expérience de ce terrain adorable où danser est un rire, chanter un envol, construire un jeu.

Tombent du ciel des choses que je n’imagine juste pas mais qui attendent ma liberté. Je me provoque. Venir là est difficile, en fait. Venir là me fait un peu mal. Venir là est nécessaire. C’est dire combien j’évite de m’en occuper. Non venir là n’est pas nécessaire, à moins de désirer apprendre des choses de soi implicitement interdites.

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Artiste polymorphe suisse

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