Apprendre à rêver en douce

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Un mensonge qui fait du bien / 004

En fait, moi, je voulais juste transformer l’indescriptible chaos en grande nappe blanche. Ça m’était bien égal que ce soit joli, sensé, utile, réussi. Il me fallait du silence, pendant un moment, c’est bien tout. Et que ça discute le pour et le contre, et que ça fait des séances de consultation dans le grand bureau du cinquième, ça se dispute, ça cogite. Nan mais arrêtez tout ! 20 minutes. Blanc. Rien. C’est tout. Après vous faites ce que vous voulez. C’était tellement compliqué, tellement compliqué de juste les faire taire. Je devais imaginer des combines, masquer la demande, trouver un subterfuge. Faire comme si ça avait déjà eu lieu sans leur demander. Boum, rideau blanc sur le grand bureau, je ne vois plus rien, vous n’existez plus, je ne suis plus là. Parfois ça fonctionnait. Je crois que là ça fonctionne pas trop mal. Oh, regarde, sur le mur blanc, doucement, un fond bleu apparaît, d’une teinte légèrement différente entre la moitié du haut et la moitié du bas. Ça me rappelle une de mes photographies aux Saintes-Marie-de-la-Mer il y a longtemps.

J’entends le mistral, les goélands. Au goût du café se mêle l’odeur marine du sable et des algues, du sel et des embruns. Novembre, il fait 15 degrés, au soleil, il suffit de mettre un pull, et tu peux lire toute l’après-midi. J’écris, j’écris des pages et des pages. Dans 9 ans, je lirai le livre de Carrère qui parle de ce qu’il vient d’arriver. V13. Radios, conversations, télévisions, dans le petit bourg aux maisons blanches, tout le monde en parle. Le choc. Tout s’est déjà passé, ce que je découvre d’un air hagard, n’étant pas sûr de comprendre. Pourtant aussi les flamants roses, mon cahier, ma solitude, la vie au bord de la mer. Ça deviendra Le présent des autres, un autre livre, le mien.

15 ans plus tôt, Raphaëlle et moi nous étions installés sur le toit de la petite maison adjacente à l’arène. Accès public, vue sur l’horizon. On avait nos feuilles de psycho et on buchait là. J’avais quoi, 24 ans ? Comment j’aurais pu deviner même un seul petit bout de la suite ? La fin du grand nord, les décennies de confinement, l’absence de Raphaëlle, la carrière dans un musée. Moi ? Qu’est-ce qu’on était jeunes, et combien on ne le savait pas ! La vie devant soi. On comprend quand ce n’est plus vrai. Dire que depuis, un continent entier a disparu, la population mondiale, après un pic à 20 milliards, a chuté de trois quart en deux ans, et nous sommes tellement coupés les uns des autres qu’on ne sait même plus combien on est. Vas-y, imagine seulement ça, toi qui sais tout, imagine ne pas le savoir et le deviner.

Heureusement, dans trois jours, je sors enfin. C’est long, une année condamnée à l’étroit. Sanction pour les rêveurs. C’est pas dit que je ne recommence pas. L’avantage, c’est que depuis, j’ai appris à rêver en douce, et j’ai découvert des chemins qui passent sous les radars, et qui mènent encore plus loin.


(Tirage photo: infos)

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Artiste polymorphe suisse

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