Un mensonge qui fait du bien / 006
Par la fenêtre, je voyais une autre fenêtre. Je devinais vaguement quelque chose au mur, de forme ovale. Une broderie peut-être. La pluie brouillait un peu la vue. Le froid de mes mains aussi. La gêne dans mon œil gauche pareille, trace de ce télescopage avec un laser perdu. On me reprochait de ne pas célébrer assez les choses. Par exemple, j’écrivais des mots en me donnant beaucoup de peine à penser à toutes les sensibilités que je risquais de chiffonner, en tentant de faire exister chacune et chacun, et j’imaginais pourtant qu’on allait m’en vouloir de ne pas terminer en souhaitant la bonne année. Mais comment souhaiter la bonne année à des personnes dont je ne connais rien de leur vie et qui viennent peut-être de perdre un proche, d’apprendre un cancer, une perte d’emploi, que sais-je… Non je ne peux pas. Tant pis.
Oui il pleuvait de nouveau. Ça voulait dire, la vie dedans. On ne pouvait pas se fier aux chiffres officiels concernant l’acidité. Non pas qu’ils mentaient, mais les communes étaient trop grandes et les taux trop variables d’un endroit à l’autre. Donc, dedans. Ça m’allait pas trop mal. Moi et mes filles, on trouvait toujours des moyens de ne pas s’ennuyer. Ça nous évitait de devoir choisir aussi. Je sortais mes grandes feuilles, mes stylos, mon écran géant, et je me plongeais aussi loin que possible dans les anfractuosités de ma rêverie. Quitte à devenir complètement fou pendant quelques minutes, quelques heures, tant pis, « c’était toujours ça que la broyeuse n’aurait pas », comme disaient nos amies du lointain. Mes filles disparaissaient complètement de la carte, pour être franche. Mon mari n’existait plus depuis longtemps. Parfois la descente était laborieuse, parfois je tombais presque d’un seul coup, et il m’était difficile de freiner la cadence, j’avais l’impression de débloquer complètement, de dire n’importe quoi. Mais les notes de piano cavalcadaient dans ma tête comme un éboulement du haut des montagnes les plus hautes. Impossible à arrêter.
C’était un monde où le travail n’existait pas, pour tout vous dire. Le jeu, le jeu était l’activité la plus importante, la plus nécessaire, la plus vitale. En fait, tu ne pouvais plus rien faire d’autre, c’était presque un automatisme, un atavisme qui reprenait le contrôle de tes gênes, de ton corps, de ta pensée. On s’en foutait complètement des grandes règles, de l’ordre. Cette pluie de rochers, c’était une douche tiède un peu chaude qui me coulait sur l’âme, un miel épais et lisse, ambré, pas collant du tout, de l’or, franchement c’était de l’or, je m’en foutais plein les narines. Vas-y que je te sniffe ça comme les drogues de l’ancien monde. Poudre jaune de soleil. C’était lumineux, léger, sautillant, et puis ça respirait en poussant les côtes si loin que t’avais l’impression que t’allais exploser. Je me laissais couler là-dedans moi, comme un vieux bon vivant qui a passé trop de temps avec la chaîne au cou. Oh je rigolais ! Je rigolais ! Et je me voyais rigoler et ça me faisait marrer encore plus ! On allait où dans cette furie joyeuse, j’en savais rien, je laissais le courant m’emporter, et vaille que vaille, le mal était fait, et à part renverser l’univers, franchement, il ne se passait pas grand-chose, ça pouvait pas porter à conséquences, non ?
L’enfance. L’enfance bon dieu. C’était ça. Le bord du monde tout le temps. Tu regardes devant toi et c’est la plus grande forêt que tu n’as jamais vue de toute ta vie, canopée luxuriante, remplie de cris de bêtes qui t’attendent pour s’amuser, te faire des chatouilles, te mettre la tête à l’envers, t’expliquer comment on avance d’une liane à l’autre, à 10 mètres du sol, comment on fait la sieste au sommet d’un arbre en gardant les yeux ouverts devant les astres mous.