Chemin étroit qui plonge vers le torrent. Leurs bouts se confondent. Une illusion d’optique. La terre est humide, les gouttes tombent encore. Nous sourions : ça ne va pas durer et la promenade est une aventure. Je pars de chez moi dans l’image. C’est un souvenir et une photographie. Je pars pour de bon. C’est un mensonge qui fait du bien. On s’arrête, il faut aligner le chemin sur le torrent pour montrer dans l’image ce qu’on peut voir. Je soupire. J’ai été frappé par la force du réel hier, dans ce texte où soudainement il est question de dix livres. Dix, précisément, concrètement. C’était la racine qui nourrissait et tenait tout. Je pense aussi à Murakami. C’est presque sauter depuis le balcon d’inventer : le risque d’une mort symbolique. Le chemin de terre qui se transforme en ligne d’eau : on n’y comprend plus rien, pire, on comprend quelque chose de faux, on se fait avoir. Je ne veux pas qu’on s’imagine des choses sur moi. Alors je préfère dire la stricte vérité. Je suis une femme. J’ai une fille que je ne sais pas comment aimer, mais que j’aime malgré moi. Une maison à la campagne où je ne vais jamais, mais je sais qu’elle existe, et c’est tout ce qui compte. Je pourrais raconter n’importe quoi pour m’emmener ailleurs. Je pourrais, simplement par nécessité. À un moment donné, je n’ai plus pu mentir, il a fallu que je déchire l’image, précisément entre le torrent et le chemin. Bien séparer les choses, arrêter de jouer avec le faux. Et j’ai senti mon pied prendre terre, se poser dans la flaque, glisser, je me suis rattrapé de justesse. Elle a ri. On a ri. Je suis allé me réfugier sous un arbre qui murmurait, goutte à goutte. Ce n’est plus possible, je me suis dit, j’ai besoin de ça. De ça précisément : les dix livres, et tout le reste autour. C’est un peu comme si j’avais enfin trouvé une maison et que je pouvais commencer à respirer. À 5h, je me suis réveillé et immédiatement souvenu de mon cauchemar : un ascenseur, ou plutôt une boîte de chaussure, dans laquelle je suis recroquevillé, qui monte et s’arrête alors qu’il devrait monter encore, je sors dans le couloir – une autre minuscule boîte où je tiens tout juste replié en quatre. J’attends de voir si l’ascenseur repart. Je me dis : ne panique pas, ne panique pas, ne fais pas attention à ce que tu sens, ne te demande pas si tu vas pouvoir sortir de là, n’y pense pas, concentre-toi. Et soudainement, réveillé, je sais que j’en ai fait plusieurs cette année, des rêves comme ça. Je vais m’en aller, je vais pouvoir fermer cette porte sur la cage, sortir du couloir. Il n’y avait même pas de fenêtre dans le corridor où j’étais enfermé. Les rêves formulent de drôles de vérités. Je dois bien avoir encore quatre vies. Ou cinq, ou la moitié d’une. Ça a pas toujours été commode. Je recolle l’image, c’est beau quand même ce torrent chemin, pourquoi se l’interdire ?
C’est important. Le risque d’inventer, la peur d’imaginer, du moins d’apparaître sous une forme imaginaire. Mes seins me font mal et tout le monde s’en fout. Je saigne et c’est normal. Ils en ont décidé ainsi, un jour, et depuis on en discute plus. C’est quand même dingue l’évidence. On va s’occuper de mon cas si j’en dis trop. Il faut que j’ajoute des livres, non pas des livres, mais dix, ou cinq, ou deux, c’est égal, mais précise. J’aime bien mettre deux bagues, une sur mon petit doigt droit et l’autre sur mon index gauche. Ma fille trouve ça joli, elle me demande si elle peut faire la même chose. Bien sûr je lui dis, tu fais comme tu veux. Elle s’appelle Noémie, ne me demandez pas pourquoi. Si j’étais un garçon, un homme quoi, j’aurais un peu honte, je crois. Mais j’oublie de raconter le plus important : finalement, je vais aller habiter dans ma maison à la campagne. Depuis qu’ils ont installé des rails partout, je vais pouvoir circuler. Ça va aller vite, il me reste dix jours. Dix jours dans une boîte à chaussures, et après, terminé. La nuit, j’entendrai les gouttes de pluie sur le toit. Je me réjouis que ma fille découvre cette mélodie particulière. Ce ne sera plus la pisse du voisin qui chuinte comme un torrent. Ça va nous changer la vie. Quand je suis l’homme que je suis, j’ai peur de mettre du vernis à ongles, mais pas pour les raisons qu’on croit.