Le photographe travaille. Il couvre la nuit des musées, dans le musée qui l’emploie en tant que chargé de communication digitale. Il sort le planning de sa poche, vérifie les heures et les lieux des prochaines activités à documenter, document fort pratique préparé par sa cheffe et collègue. Il déambule, croise les autres membres de l’équipe, échange quelques mots, s’arrête ici et là, l’œil toujours aux aguets d’une scène intéressante, conscient de sa tâche et de sa fonction. Il a mis le badge « staff » sur sa poche de pantalon pour éviter qu’il n’abîme son t-shirt. Par moment il est pleinement engagé dans les images qu’il capture : un atelier en cours, une visite guidée, une lumière sur les escaliers d’accès, à d’autres il observe et attend, circule au milieu des gens, toujours attentif.
Dans le hall central du musée, surgit de nulle part, soudainement, un monsieur avec au bras sa compagne, émerge devant lui, le doigt pointé sur l’appareil photo et sur sa personne, et lui adresse de but en blanc la parole : « Ah ! Tiens ! Vous ! Faites une photo de nous ! » Interloqué, le photographe reste stupéfait et muet une ou deux secondes avant de balbutier mal à l’aise : « Ah… euh… mais… » Sans détour le monsieur continue « Si si allez, faites une photo de moi et ma compagne… ». Ne comprenant pas qui est ce monsieur, ne réalisant absolument pas l’absence totale de manière, secrètement contrarié d’imaginer devoir s’occuper d’images dont il n’a que faire à rajouter sur le travail de tri et d’édition qui l’attend, très emprunté, il affiche une pâle résistance à la demande, n’osant pas contrarier l’individu. « Euh, oui mais je travaille pour le musée, je suis pas… » Ne se laissant pas décontenancer l’autre lui renvoie, dans un sourire bonhomme et évident : « Ben oui, justement. Moi je suis journaliste au X. et à Y. vous voyez, faites la photo et on verra, peut-être que ce sera l’occasion d’un retour, c’est comme ça que ça marche n’est-ce pas ? »
Secrète stupeur inconsciente.
Parmi tout ce qui se passe alors dans la tête et le corps du photographe, deux choses retiennent son attention : l’idée que « ok, je pourrais être malin pour une fois et profiter d’avoir l’attention d’un journaliste pour mes travaux personnels » et le sentiment de malaise justifié de profiter d’une situation incorrecte, pour lui et pour le musée – conscient qu’il n’a pas le droit de profiter de son emploi pour obtenir des bénéfices personnels. Cependant ce troc interne lui fait concéder à la manœuvre, à laquelle il ne voit de toute manière pas trop comment échapper sans risquer l’esclandre. Il emmène le monsieur et sa compagne dans un rayon de soleil, déclenche trois fois pour limiter le risque de l’œil fermé ou de la grimace malencontreuse, se rapproche du couple et demande alors un contact pour envoyer ces images. Là-dessus le monsieur « non, non mais c’est vrai hein que je suis journaliste ! » et de donner son nom et son prénom et celui de la presse en question. Le photographe, surpris de cette défense, lui répond en rigolant gentiment, de connivence : « Ah mais je n’ai aucun doute, je vous crois moi, c’est juste pour pouvoir vous envoyer l’image… » Et de lui demander s’il a une carte de visite, tout en cherchant où trouver de quoi écrire. Le monsieur semblait prêt à partir sans autre, c’est la compagne qui, tout en sourire et délicatesse à l’égard du photographe, dit à son compagnon : « ben oui, allez comme ça on a la photo… » C’est le photographe qui a dû encore trouver l’énergie, le bout de papier et le stylo pour inscrire les coordonnées du journaliste.
Ce n’est que plusieurs jours plus tard que la scène remonte en tête du photographe, et il imagine alors quelqu’un l’aborder ainsi : « Bonsoir, excusez-moi, je vois que vous avez un appareil photo, et je me demandais s’il était possible que vous fassiez un portrait de moi et ma compagne ? » Le contraste de cette scène imaginaire lui révèle l’absence de la plus basique des politesses de l’autre soir. Il s’entend alors répondre : « Je suis vraiment navré, mais j’ai pour mandat de documenter la soirée, pas de faire des portraits pour les visiteurs, ce qui représente du travail pour moi et des photos qui n’auront aucune utilité pour le musée. Mais donnez-moi votre téléphone et je vous fais volontiers vite une image si vous voulez ! » Puis il réalise soudainement que pendant les 3 minutes où il a été occupé à faire ce portrait l’autre soir, il a peut-être raté une photographie qui eut été précieuse pour le musée et son histoire. Il réalise combien il a été manipulé. Il réalise combien son métier a été minimisé. Il réalise combien il s’est laissé utiliser, comme un objet, ignoré de sa personne, de ses compétences, de sa fonction. Il réalise la violence de cette conception d’échanges qui fonctionnent à la dette, au commerce intéressé, à l’opportunisme, sans cœur, sans reconnaissance, sans passion ni amitié. Et il se dit alors qu’il doit écrire là-dessus.
Quand vous voyez un photographe avec un badge en train de faire des images dans une institution lors d’un événement festif, il est probable qu’il soit en train de travailler. Si vous voyiez un journaliste en train de prendre des notes, vous iriez lui demander – que dis-je, le sommer – de raconter votre histoire ?