Il me faut un moment de concentration. C’est tout ce que je demande. Un moment d’oubli. Ma petite médecine personnelle. Alors je sors le stylo comme le prisonnier sort la cuillère, et je commence à creuser mon tunnel. À tous petits coups. Mot après mot. Pour l’instant, je vois encore trop tout ce qui m’entoure. Heureusement, il se peut que la cellule disparaisse d’un seul coup. Certaines phrases ont cet effet-là. La phrase, et quelque chose dans la chimie interne, et quelque chose dans le corps et la pensée. Une bascule. Ça s’emmène ailleurs, sur une expiration. Une expiration proche du soupir, un soupir d’aise. On pourrait croire que ce paragraphe s’est construit d’une seule pièce, que l’image la plus récente est la logique évidente de la toute première. Il n’en est rien. Une suite d’accidents, décrits au plus près de leurs apparitions. Et bizarrement, follement, ils racontent une histoire qui semble logique, évidente, déterminée. Rationnelle. Ainsi nos vies. Ainsi le monde. Heureusement que la parole sait tisser plus vite que son ombre, la gratuité fortuite de ce déroulement.
Je vois quelques fenêtres, sept en tout. Je me souviens le ruban des Allobroges : des dizaines et des dizaines de cases en face de moi, sous l’immense ciel, qui s’étendait sur 180°. L’émotion de penser que dans chacune de ces occlusions, des vies, des histoires, des familles, des drames, des amours, des solitudes. Et ce n’était qu’un minuscule aperçu de mon quartier, lequel n’était qu’un minuscule extrait de ma ville, laquelle… J’aimais ce désagréable sentiment de ne plus rien comprendre, de percevoir ce que je ne pouvais pas percevoir, le désir de connaître chacune et la science de cette impossibilité. Assis devant mes grandes fenêtres, je ne pouvais guère y échapper. Le ciel amplifiait l’écrasante dimension, les nuages déboulant sur mon âme comme des rouleaux compresseurs. Cette vue me manque. Ces consciences me manquent.
