Deux commentaires d’une même personne sur ma chaîne de Plexus, un Joseph McFadden. Il adore mes improvisations et me demande si j’ai des conseils. Malgré qu’il soit déjà tard dans ma matinée, je ne peux m’empêcher de lui répondre. Je suis à peu près sûr de n’avoir rien à transmettre. Mais je tente de me replonger deux secondes dans ces explorations musicales. Et je suis surpris de pouvoir dire deux trois choses.
2010, 2011, j’ai un blog de musique où je publie une improvisation par jour. Je ne me donne pas le choix, ni la permission d’être délicat : je publie ce que j’ai fait, quelle que soit la qualité. Un début, une fin, quelque chose qui ait une forme. De fausses notes, des plantées, des hésitations, des mots qui ne veulent rien dire : tant pis. L’enjeu : reconquérir la joie de chanter et de jouer. Un moyen de traverser la jungle étouffante de mes exigences et d’y tracer de grandes saillies de plaisir à coups de cordes vibrantes. Donc il faut de la liberté : tout est permis, y compris les erreurs et les imperfections, tous les faux-pas sont bienvenus. Et de la contrainte : tous les jours une publication en l’état, et si t’es gêné, tant pis pour la gêne. C’est un blog dans un coin, dont je parle peu ou pas. J’y fais des « rencontres » dont certaines perdurent aujourd’hui encore. Une en tout cas, et une autre plus discrète. (La plateforme n’existe plus).
(Cette impro ne fait pas partie de l’album réalisé, mais pourrait figurer au prochain)
Je partais d’un sentiment. C’était le matin, j’étais habité par quelque chose. Une humeur, un souvenir, une émotion. Je prenais ma guitare, je tentais de créer un espace en moi, un silence, et d’identifier ce vécu principal. Parfois j’avais déjà tâtonné le terrain, trouvé une suite de notes, d’accords, une phrase ou deux, parfois rien du tout, à l’aveugle – j’ai chaque fois noté la différence. J’avais un Tascam DR-1 posé devant moi, j’appuyais sur le bouton, et c’était parti.
Je partais d’un sentiment. Et je tentais de m’évanouir un peu. D’être là sans être là. Ce n’était plus l’instance décisionnelle qui dirigeait. Un abandon. J’avais une grande habitude de l’improvisation en guitare, et toutes mes « vraies chansons » me sont venues dans une sorte d’improvisation. Mais de là à lancer un enregistrement que j’allais publier dans l’heure, et devoir tenir une pièce musicale entière, voix et guitare, qui puisse se présenter comme une forme, c’était un autre défi. (Je ne me souviens plus si j’ai trouvé de l’aisance au fur et à mesure). Un saut dans le vide donc, depuis un vécu, et un abandon, saisir ce qui vient et aller avec. Un doigt qui ripe devient un motif, l’erreur assumée se transforme en choix, elle peut être répétée, ou transformée en point de rupture pour aller ailleurs. Ce ne sont plus des erreurs, mais des accidents, aussitôt incorporés au récit en cours d’élaboration.
La majorité en anglais, pas ma langue. Les erreurs grammaticales, les mots qui n’existent pas, les inventions syllabiques, la pauvreté de langage : ça ne compte pas, je ne m’en rends pas trop compte. Il suffit que ça traduise ce que je ressens, l’idée qui me vient, et que ça sonne bien.
La répétition. Je ne le savais pas, mais j’utilisais la répétition. Sans doute par simplicité : une bonne idée, autant l’utiliser plusieurs fois. Aussi par goût : comme une sucrerie qu’on tourne en bouche avant de l’avaler. Elle peut devenir sorte de refrain, début de phrase qui revient et se termine autrement, ancrage mélodique qui me donnait un repère pour retomber sur mes pieds et qui à l’écoute donnait aussi une structure au morceau.
Certaines improvisations ont une structure globale qui m’a complètement dépassé. J’étais moi-même fasciné de découvrir bien plus tard la cohérence d’un ensemble de 4 minutes où pourtant rien ne se répète jamais. (De tête, je me souviens que This animal of me en est le plus parfait exemple).
Quelques mois plus tard, je les réécoute, certaines me plaisent beaucoup. J’ai un nouveau job, des sous de côté, je m’imagine me faire un cadeau : je choisis mes préférées et je réalise mon premier CD. Un double album (avec trop de chansons, aujourd’hui j’aurais la capacité d’en retirer la moitié). Hard & beautiful, No place to land. J’ai de quoi faire un autre album, avec des improvisations que j’adore : projet en cours depuis des années. J’ai récemment décidé que je n’imprimerais pas de CD, ce qui simplifie énormément la chose, mais il faut que je me rassemble au moins pendant une semaine ou deux pour finir de les choisir, les accoler, les empaqueter, et les publier joliment…
Encore une chose : j’ai réalisé en répondant à Joseph, avec surprise, que ce processus ne me semble pas très différent quand j’écris. Un sentiment, une connexion intime, une sorte d’évanouissement, d’hypnose, d’abandon, de lâcher-prise, d’inspiration, et quelque chose s’ébranle et se met à écrire – plus ou moins librement. La difficulté n’étant pas tant d’écrire, mais d’être habité, d’avoir quelque chose à exprimer, et de trouver le lieu en soi qui est à la fois disponible, permissif, attentif, accueillant, et qui accepte de ne pas décider, de ne pas trier, de ne pas savoir, de ne pas diriger.
Et du coup, la question m’est venue : et la photographie, ça pourrait être la même chose ? Si oui, comment ? Par exemple : comment utiliser la répétition en photographie ? C’est sans doute ce qu’on fait au montage, en réunissant les thématiques, en trouvant des échos. Et à la prise de vue ? C’est peut-être ce qu’on appelle raconter une histoire : passer de la vue d’ensemble au détail, en passant par le geste ou la démultiplication des perspectives… Et en vidéo ?
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