Le Kino a des raisons que le cœur connait bien – 1

J’avais prévu d’être là, à l’heure. Gros retard démotivant. Bataille intérieur. Puis un message reçu d’Ekoyane: « Viens ça va te réchauffer, super de voir tout le monde ». Déclic. Juste pour ça, déjà: retrouver ces visages aimés il y a un an. Rien que pour ça. En réalité, des raisons de venir au Kino, j’en ai des tas. Plus d’envies que le corps ne peut suivre: il filtre, met des limites. Ne pourrai pas tout faire. On peut en faire des tonnes, de choses au Kino. D’ailleurs les corps de Sandrane et de Damien, nos hôtes, ont vraisemblablement des filtres peu scrupuleux, et des ressources qu’il faut saluer…

Je me souviens d’échanges frappants ces dernières semaines: des personnes qui, en exprimant l’absence d’élan pour participer au Kino, manifestaient comme un malaise, une tension: comme s’ils avaient à justifier de ne pas venir. Comme si on leur disait: « Tu fais du cinéma, de près ou de loin, ne pas avoir envie de venir au Kino, c’est louche. T’es fermé. T’es je ne sais quoi qui ne va pas. Tu devrais venir. » (Ah bon?!). Peut-être que le Kino se passe comme il se passe précisément parce qu’on vient seulement si on a envie. Simplement envie. C’est OK de ne pas venir au Kino – même si t’es un mordu du cinéma.

Je me souviens de l’ivresse générale, Kino 2014, de la vitalité de chaque personne engagée. Et je me demande s’il n’y a pas un lien entre cette effervescence et le désir comme premier élan. Il n’y a pas de rétribution, pas de concours, pas d’élection. On vient au Kino pour se remplir le cœur, pas les fouilles. Pour faire fructifier ses énergies, pas son pécule. Pour cultiver et fleurir l’inspiration, pas les champs de coton. Ça fait quelque chose. Il me semble qu’en général, ici les gens sont animés d’une sorte de mouvement assez particulier: fait de gratuité. C’est con à dire, hein, sans doute. Mais y a-t-il tant d’occasions de créer à plusieurs pour le seul plaisir de l’expérience, avec des moyens, des objectifs, une structure?

J’avais envie d’être là pour le bain d’humains. Je viens pour ça. Pour la qualité, la texture je veux dire, de cette expérience. On peut venir parce qu’on a envie, seulement, simplement.

Plateau de tournage d'Ekoyane / photo©boris dunand
Plateau de tournage d’Ekoyane / photo©boris dunand

Il y a deux semaines, Pascal ne pensait pas venir. Pas avec son désir cinématographique. Qui se joue actuellement en d’autres lieux, d’autres espaces, d’autres rythmes. Mais Ekoyane, qui nous parlait de ses idées pendant le repas, tout d’un coup lui dit: tu veux pas jouer dans mon film? Et il dit oui. Imprévu. Une brèche, un scénario qui n’avait pas été écrit. À l’occasion d’une demande, en face d’une parole qui n’avait pas été écrite, un élan qui n’avait pas été senti s’annonce. Il a dit oui. Il est là. Il balise devant le non balisé, mais on s’amuse.

Cette fois je suis là pour le blog, c’est tout. (Que je partage volontiers avec d’autres d’ailleurs.) Hier soir, séance d’ouverture du Kino 2015, Alvaro vient vers moi, me fonce dessus. On s’est pourtant déjà dit bonjour. Aïe. « Tu me fais peur » je lui dis, le sourire en coin. « Boris, tu voudrais jeter un œil à ces dialogues? » Voilà. L’ennui, c’est que je sens bien qu’au fond la porte est grande ouverte. Ça dit oui. Au Kino, on vient vers toi pour ce que tu aimes faire. Ça vous arrive tous les jours? Pas moi. L’autre vient saisir en toi ce qui attend précisément de l’échange, du dialogue, de la vie partagée, de la reconnaissance, de la mise au défi. De cette chose, précieuse parmi les précieuses sans doute: un lien souhaité, significatif.

Un lien qui, en plus, n’engage pas trop dans le temps: ça ne laisse pas de place à la peur de se trouver enfermé dans une histoire dont les limites ne seraient pas écrites. Au Kino on se donne à fond, on prend le risque de s’épuiser, d’aller chercher dans les dernières forces. Ça dure trois, six, dix jours maximum. Après t’es fatigué, content, déçu, en tout cas, pour sûr, il y a eu de l’intensité dans l’air et t’étais pris dedans, électrifié, brassé, fouetté: vivant.

Marine a besoin de distance. L’étiquette de réalisatrice s’est retournée contre elle comme une boîte trop petite. Déjà toute définie. Pleine d’attentes, de projections. Étroite. Cet été, répondant à une invite spontanée, elle se retrouve premier rôle dans un 20 minutes. Et elle découvre. Le plaisir qui croche à la peau. Alors elle revient au Kino, cette fois sans texte écrit, mais curieuse d’incarner ceux qu’elle s’apprête à découvrir. On peut venir risquer des choses toutes fraîches au Kino.

Elisa rêve en attendant de jouer / photo©boris dunand
Elisa rêve en attendant de jouer / photo©boris dunand

Aurélie ne sait pas du tout. Elle prend ce qu’on lui propose. L’année dernière, c’était déjà très improvisé: habituée au documentaire, elle s’aventurait dans un récit poétique à partir de trois brins d’idée. Cette fois, le court à réaliser lui est encore pur mystère. On peut venir parce qu’on a envie, et ne même pas savoir ce qu’on va faire. L’envie de faire suffit – on fait maintenant.

Pendant l’année, Aurélie et Valérie, ont réalisé 3 courts. Parce qu’elles ont aimé travailler ensemble. Elles ont rendu hommage au cinéma Le Plaza, ont gagné un prix dans un concours carougeois, et le troisième a été présenté à une des projections Kino bimestrielles. Elles ont même réussi à me faire passer devant la caméra – ce qui constitue l’un des plus grands tours de force de l’effet Kino dont j’aie été témoin! Ça éclaire encore un peu les vertus de cet espace-temps singulier: au Kino Kabaret, on peut se retrouver à faire des choses qu’on n’aurait jamais imaginé faire. Et comme Aurélie et Valérie dont l’inspiration perdure, on écrit des histoires qui se poursuivent, si elles veulent.

Celle-ci continuera encore quelques jours.

À plus!

Artiste polymorphe suisse