Léonard Cohen est mort – la voix des disparus

Leonard Cohen Cropped

J’écoute les vieilles chansons acoustiques de Léonard Cohen. Coup de silence au front. Tandis que la musique entre par mes deux oreilles. Résonne au centre de mon crâne, comme si le disque y tournait, là au milieu. À moins que Léonard… Comment est-ce possible? Sa voix est là, au beau centre de mon crâne. Des milliards de pensées s’éteignent, lucioles sombrant soudainement dans la nuit. Mon regard ralenti, s’arrête sur les objets, vacille entre ce qu’il voit et les rêves qui l’aveuglent. Mes yeux tombent, roulent vers des mémoires mal dessinées, des esquisses, des fumées.

Interview radio – Suzanne de Léonard Cohen et mon histoire de vie

Je voulais écrire un moment. J’ai pensé à Léonard Cohen, à l’émission radio où l’on m’entendra parler de sa chanson Suzanne¹, de mon père et de ma mère, de ce texte que j’ai écrit pour les Éditions Cousu-Mouche. Ils avaient proposé le thème: « la plus belle chanson du monde ». Cette fois, c’est David Golan, le réalisateur de la RTS qui m’a envoyé une invitation à parler – parler était plus difficile qu’écrire je crois bien. Il était plein de tact David, il s’est laissé toucher par le récit. Il donne cette rare occasion d’être entendu dans ce qui est à peine dicible. (cf. bas de page²)

Un doux rituel aux étranges vertus

Ici, installé à mon poste d’observateur, devant la fenêtre, le café, les pieds dans la couverture, les nuages bleus dehors, le gel qui traverse la vitre. J’ai pensé qu’il serait facile d’écouter le disque de la mélancolie et de laisser venir les mots. Ce rituel de l’écriture est l’un des plus doux que je connaisse. J’écrirai sur les chemins que je prends pour entrer dans l’alcôve, mes trucs et mes astuces.

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Et je réalise: dans 9 jours, ma mère aura passé 21 ans dans les bras du silence, loin de nous. Déjà. J’avais 21 ans quand elle est décédée. Je suis à 7 ans de l’âge de sa mort – dans 7 ans, à sa place, je suis mort. Déjà. Le jeu des chiffres ne dit rien. Il trahit peut-être l’émotion. Compter est une bonne stratégie pour tenir à distance. Il me reste 7 ans. Il ne lui restait que 7 ans de vie à mon âge. Elle ne le savait pas. Mais elle aurait bientôt son premier cancer. Parfois j’écoute les immenses progrès réalisés sur le traitement de cette maladie, et je me demande… Elle aurait été triste d’apprendre qu’un de ses poètes favoris était parti. Si je croyais à un après, je l’imaginerais écoutant Léonard Cohen lui chanter ses nouvelles compositions dans les secrets du ciel.

La voix des disparus

Léonard Cohen est mort, pourtant il murmure distinctement dans ma tête. Je l’entends, là, vivant, sa voix vibrant au bord du micro, au bord du gouffre, s’insinuant dans les alvéoles de mon cerveau, colorant d’ombres et de feux mes pensées, projetant des images hallucinées sur le mur de mes souvenirs. Ce serait bon d’entendre la voix de maman. Ce serait tellement bon d’entendre ta voix, maman. J’ai découvert il y a deux jours quelques lignes de ton écriture dans un journal de voyage. Tu écrivais délicatement, j’ai découvert ça. Je n’avais jamais fait attention. Aimais-tu écrire aussi? Te sentais-tu poète parfois? Ne m’en aurais-tu rien dit? Tes lignes sont poétiques parfois. J’aurais aimé pouvoir te le dire. « Tu sais, maman, tu écris comme une poétesse parfois, c’est beau ». Tu aurais rougi, bafouillé, dit « pfff, n’importe quoi… ». 

Si je meurs, les gens pourront m’écouter chanter. Ils pourront avoir ma voix au centre de leur tête, comme si j’étais là, juste à côté, dedans, et pourtant j’aurai disparu. J’aurai commencé ma lente descente dans les réalités de l’oubli. Nous devrions tous chanter et nous enregistrer, pour que ceux qui restent puissent se bercer aux vibrations de ce jour où l’on s’est installé devant un micro. On ne devrait pas les abandonner si complètement. Léonard Cohen était là, devant le micro, réel, voyant, sentant, respirant, et il chantait. Il ne chante plus. Il chante encore. Ça comprend mal un cerveau, ce genre de choses. Mais le corps peut trembler, l’âme s’émouvoir, la plume tracer.

  1. Le 27 janvier vers 16h, émission “Sur Paroles”, réalisée par David Golan.
  2. Il cherche des récits pour toute l’année: lui écrire / plus d’infos ICI.

 

Artiste polymorphe suisse

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