Intimes abondances / 1

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Table de bois. Fenêtre de verre. Je vois le lac du Bourget dans toute son étendue. Le soleil vient de disparaître. Première fois depuis très longtemps, que je pars ainsi. Dans les rues d’Aix, je suis tombé étourdi trois fois en quinze minutes. L’évidence d’un visage, d’une allure, le mystère. D. sait que j’en rajoute. Ce qui tremble au milieu de nos regards traverse les âges.

La vue est parfaite. Le paysage est une photographie. Le paysage est une fille. Le charme est instantané, long, unilatéral. Je l’emporterai, il coulera, s’épanouira en delta vers les mers de mon oubli. Il y en a tant eu, en une demi-vie. Trois histoires impossibles et un paysage: quatre croix dans mon répertoire, quelques lignes dans mon journal. On frôle tant de chemins. J’ai pris celui qui descend au sud, s’écoule jusqu’à la Méditerranée, je descends le fleuve d’un rêve, d’un désir. Je suis accompagné de celle qui me semble irréelle. J’entends sa voix, caresse ses cheveux, éponge ses ivresses, et pourtant je doute encore.

Je ne sais pas où je vais dormir. Ici la nuit est à 60 euros. La vue n’a pas de prix. J’ai envie de rouler encore un peu. La dame me donne envie de payer mon sommeil. Je suis frappé par la multitude des fils qui se tendent entre mes sens et ce qui m’entoure. C’est infini. Toutes les couleurs ne suffiraient pas à décrire. Une telle abondance.

J’ai vieilli: je ne me sens plus si vulnérable de prendre ainsi la route seul. Une sorte d’assurance que je ne me connaissais pas.

Comment se souvenir d’un lieu parfait? Photographier intensifie et annule: le drame imprimé est moins vécu, peut-être. Je ne serai plus là pour regarder ni le lac, ni l’image. Peut-être que je pourrai raconter cela à quelqu’un. Parler donne vie aussi. Il me semble appauvrissant de prétendre répondre à toutes les questions. Calme, tout ça. Des lenteurs naissent. Des pénombres embrassent ma pensée. Je m’accorde. La peine la plus immédiate: l’éternel corps des filles. La joie la plus immédiate: l’éternel corps du monde. Quelque part, D., ne sachant rien de son double – et l’étrange gaité de m’adresser à son fantasme. À moins qu’elle ne soit vraiment là. C’est difficile à dire. Il faudrait mettre le doigt sur ce qui nous sépare, ce qui nous désunit.

J’ai des profondeurs en paisible remous. Comment dire. J’ai moins peur. J’ai moins d’espoir aussi. Je lis James Salter. C’est moins oppressant en voyageant: le livre rend l’ordinaire à peine supportable. Le voyage annule tout ordinaire. Colère de vie. Temps immortels. Secondes radieuses. J’y suis. Je ne vis rien de particulier. L’aventure. Le silence du temps long. Les fiertés maladives de la photographie, l’extase des sens. Je n’aime pas mes habits. Les chips aux légumes faites maison sont excellentes. La dame me trouble. Le paysage est mort.

J’attends que la route désenfle. Nous partirons phares grands ouverts. Nous allons chercher un sommeil bon marché dans l’obscurité du prochain département. Je n’ai pas eu ma dose de kilomètres. Demain ailleurs. Savoir que l’extériorité de demain est un ailleurs inévitable me réjouit.

 

Artiste polymorphe suisse