L’état poétique

Oui, viens, je veux bien te sentir, longue peine. Les énormes poids du ciel jonchent l’horizon de mystères et de sanglots secs, et tu m’enveloppes silencieuse, lente, sûre. Mes gestes, petit à petit, ont des conséquences désastreuses : le monde s’enroule sous mon seul regard, les disparus hantent toutes formes. Je me souviens de tout. Tu me vois rêver, tu me vois assis, les pieds nonchalamment posés sur la balustrade, tu devines peut-être les pauses de ma respiration, ses soudains sursauts. Tu ne sais pas que mon cœur écrit des chansons, que je ne sais plus où regarder sans que tremblent tous mes os. Tu me vois secret, emmuré de ciel et vétuste – je suis ce vieil adolescent qui n’ose plus bouger, qui pleure un alcool pur et violent, qui se tait et regarde dans sa main toute sa vie menue, son peuple d’années.

C’est l’une de ces brassées d’heures où l’existence montre son vrai visage, sa terrible gueule, pétrie de tout ce qu’elle ne peut pas endurer. Tu comprends bien que je cherche à dire et tu ne fais rien pour m’aider. Longue peine indicible, continent trop vaste, en ces langueurs étendues sur le paysage je reconnais bien ta signature. Les immeubles sont des temples millénaires, et j’ai au seuil de ma vision, le filtre de tes déformations, ce masque transparent qui défigure tout entendement, raconte la profondeur des âges, toutes fins naissantes à chaque seconde. D’un même élan, je veux de toi tout et ne rien connaître. En l’impuissance abrupte où tu m’installes, je ne suis plus grand-chose, cela même que fondamentalement je suis aussi. De vivre et de mourir, il ne me reste rien, que l’essence insaisissable que j’imagine à ces deux destins si intimement mêlés.


Un grand nombre de mes recueils se déclinent sur ce même thème (Le Vague des Airs, Effleurements…): bibliographie


Artiste polymorphe suisse